Un samedi après-midi de 1952. Vivian Gornick a 17 ans, elle lit dans le salon, de toute évidence absorbée par sa lecture. Sa mère a voulu qu’elle fasse des études supérieures, et la décision était bonne. A City College l’adolescente voit son horizon s’élargir, s’enrichir, de mille façons. Question inoffensive (ou pas) de la mère qui se repose sur le canapé : «Qu’est-ce que tu lis ?» Réponse : «Une étude comparative sur l’idée de l’amour au cours des trois derniers siècles.» Mme Gornick regarde sa fille - un de ces regards maternels qui ponctuent la narration avec autant de densité que si on avait affaire à des gestes ou des actes. Il s’agit généralement de dévisager un mendiant au cours d’une promenade, de reconnaître quelqu’un, ou d’intercepter le café que le serveur a omis de lui apporter brûlant comme elle l’aime, mais dans cette scène, elle regarde sa fille. Puis se met à hurler une diatribe inévitablement introduite par le sacro-saint : «C’est ridicule.» Vivian Gornick enfant avait si bien adopté ce tic maternel que la retrouvant, trente ans plus tard, c’est la première chose qu’une vieille connaissance rencontrée dans la rue lui demande : «Tu dis toujours "C’est ridicule" ?»

Verrou

Cet après-midi de 1952, dans l’appartement du Bronx où elles vont vivre en tête-à-tête quatre ans encore - le père est mort en 1948, le frère de Vivian, plus vieux, n’habite plus là - la fille échappe de justesse à un coup de poing de la mère. «C’est ridicule. L’amour, c’est l’amour. C’est le même partout, tout le temps. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à comparer ?» Du haut de sa maturité toute neuve, la petite explique : «Tu ne sais même pas de quoi on parle. L’amour, ce n’est qu’une idée, maman. Ce n’est que ça, l’amour.» Fureur de Mme Gornick, qui se jette sur sa fille, laquelle l’esquive, se réfugie dans la salle de bains, met le verrou, et le bras sur sa lancée traverse le carreau. «Il y avait du sang, des cris et du verre de chaque côté du battant. Je me dis cet après-midi-là que l’une de nous ne sortirait pas vivante de cet attachement.» Mais Mme Gornick meurt à 94 ans, à la fin des années 90. Sa fille Vivian, devenue féministe, journaliste et écrivain, a été une star du Village Voice dans les années 70. Attachement féroce, le livre qui la rend célèbre, paraît en 1987. Il aura donc mis trente ans pour arriver jusqu’à nous.
«Je n’ai pas de bonnes relations avec ma mère et, à mesure que nos vies avancent, il semblerait que ça empire.» Cette déclaration intervient dès le début. Mme Gornick est le genre à prendre n’importe qui à témoin pour accueillir Vivian d’un sonore «C’est ma fille. Elle me hait.» Notre solidarité de fille est mobilisée automatiquement. Elle se manifestera chaque fois que les deux personnages ne sont pas sur la même longueur d’onde : par exemple, quand Mme Gornick, d’une simple allusion à des réalités concrètes, financières de préférence, douche l’enthousiasme de Vivian, un peu trop exaltée au sortir d’une exposition où elle a vu des tableaux de Nolde. Peu importe que Vivian ait alors 45 ans ou davantage. L’espace palpitant qui s’était ouvert en elle se referme. Il est vrai que nous avons son seul point de vue. Mais l’écrivain, c’est la fille, et non la mère. C’est elle qui étouffe, qui a absorbé la dépression maternelle comme un nuage toxique à partir de la mort du père. Il est peu question de lui. Il travaillait dans la confection. Il aimait son épouse.
Le grand drame, entre elles, est l’amour. D’où la scène de 1952. Mme Gornick a puisé dans son veuvage un statut, comme elle avait fait de son couple un modèle. Les autres femmes de l’immeuble du Bronx avaient des maris moins exemplaires, mais peut-être étaient-ils de bons amants. La jolie voisine du dessus, qui est veuve elle aussi, mais qui se comporte en pute, est l’attirante incarnation du sexe pour la jeune Vivian. Le danger est là, le loup a un foyer. «Avec maman, l’enjeu était clair : j’avais du mal à respirer, mais j’étais sauve.» Aller chez la voisine, c’est trahir. La mère, un peu plus tard, obsédée par les amis de sa fille : «Tu y as goûté ?» La voisine : «Bientôt, tu seras mariée.» Vivian : «C’est ridicule.» Elle se voit plutôt prononcer des discours - et d’ailleurs elle voit juste.
Elle se marie pourtant, et divorce. La mère et la fille habitent bientôt à Manhattan, pas très loin l’une de l’autre. Elles marchent. Vivian Gornick circule entre ces trajets et leur mémoire commune de ces femmes qu’elles ont connues, dont on entendait la voix dans la cour, ou avec qui elles s’entretenaient dans la cuisine, endroit stratégique pour apprendre les choses de la vie : Mme Zimmerman, qui était «sous-développée» - l’adjectif de Mme Gornick. Et Mme Roseman, qu’elle aimait beaucoup, parce qu’elles avaient fait partie d’un de ces comités de locataires mis en place par le Parti communiste pendant la Grande Dépression. Mme Gornick était une juive communiste d’origine russe, la dernière de dix-huit enfants. Qu’on ne s’y trompe pas : elle est l’héroïne incontestée d’Attachement féroce.

Solitude

L’année de ses 80 ans, en 2015, Vivian Gornick a publié The Odd Woman and the City, un titre inspiré de The Odd Women (Femmes en trop) de George Gissing. Elle y parle de sa relation avec un ami homosexuel, de la solitude, de Charles Reznikoff, et de sa mère avec qui elle ne marche plus dans Manhattan. Comme dans Attachement féroce, lorsqu’elle l’interroge par trois fois, à des années de distance, sur la nuit où un jeune oncle a tenté de la violer quand elle était enfant (qu’a-t-elle pensé, pourquoi elle n’a pas crié), elle lui rappelle le jour où elle a découpé sa robe à la hauteur du cœur. Elle avait 8 ans, elle devait aller à une fête. Pourquoi sa mère s’était-elle comportée de manière si cruelle ? A quoi Mme Gornick répondit, à chaque fois, qu’elle n’avait jamais fait une chose pareille, cette scène n’avait pas eu lieu. Si bien que, continuant d’examiner ce souvenir, de le retourner dans tous les sens et de sonder, par-delà la mort, la réaction de sa mère, Vivian Gornick finit par conclure que celle-ci avait raison.