Louis-Ferdinand Céline |
Robert Redeker : «Céline est-il un salaud sadien ?»
Par Robert Redeker
Publié le 08/01/2018 à 17:08
FIGAROVOX/TRIBUNE - Gallimard s'apprête à rééditer les pamphlets, ouvertement antisémites, de Louis-Ferdinand Céline. Alors que s'ouvre une nouvelle polémique au sujet du sulfureux écrivain, Robert Redeker défend, contra Bourdieusem, que tout écrit n'est pas nécessairement de la littérature... même sous la plume d'un grand écrivain.
Robert Redeker est professeur agrégé de philosophie. Il a notamment écrit L'Eclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017).
Ainsi donc, les écrits directement antisémites, les écrits qui n'ont pas d'autre objet que de désigner les juifs à la persécution et à la mort, de Céline, vont revoir le jour chez un prestigieux éditeur. Derrière la question «Faut-il publier ces écrits?», s'en profilait une autre, préalable, décisive et importante, qui a été occultée: «Ces écrits sont-ils de la littérature, ou bien ne s'inscrivent-ils que dans le seul registre de la propagande, de l'appel à la haine et au meurtre?»
Pourquoi la question du caractère littéraire ou non de ces écrits a-t-elle été laissée de côté? Parce qu'elle dérange les stéréotypes de notre époque, ceux que l'école elle-même cherche à répandre, en rétablissant une dichotomie dans la culture: un haut et un bas, un noble et un ignoble, une hiérarchie des valeurs. La mode du jour tient à considérer tout écrit comme littérature, à brouiller, du fait de la promotion de la para-littérature, la frontière entre littérature et non-littérature. Bourdieu et sa critique de la distinction, matrice de l'anti-élitisme culturel contemporain, a gagné dans les esprits. D'où le refus feutré de poser dans tout son éclat cette question.
Une bataille analogue se mena quelques décennies durant pour lever la censure sur les écrits de Sade. Le «divin marquis» était accusé de pornographie. Ses œuvres étaient tenues pour appartenant au dernier des genres, le plus diabolique de tous. L'enjeu - dont l'éditeur Jean-Jacques Pauvert sortit victorieux - fut de faire reconnaître que Sade était un écrivain, que ses livres appartenaient de plein droit à la littérature. La différence avec les ouvrages antisémites de Céline saute aux yeux: toute l'œuvre de Sade est une sorte d'interminable songe, certes assez monotone, décrivant une effrayante société que l'inconscient de l'auteur prenait pour idéale. La matière de ces récits est de part en part onirique. La langue employée y est du plus pur classicisme, précise et belle. La manière de raisonner y est hypothético-déductive, comme Descartes l'a enseigné. C'est évident: les livres de Sade ne sont pas de la sous-littérature. Toutes ses scènes sont très distanciées, glacées autant que glaçantes.
Nul ne rencontre ces qualités dans les écrits antisémites de Céline. Ils ne se hissent pas au-dessus du niveau du tract. Ils dénoncent, alarment, appellent au meurtre ; ils lynchent en un temps où les persécutions antijuives battent leur plein. Ils hurlent avec les loups. Sade passa sa vie en prison, Céline se complaît du côté du bâton, il tient le manche, la crosse du revolver. Dans ces ouvrages-là, Céline n'écrit pas: il crache, il vomit, il ne prend aucune distance. À ce moment, rappelle Taguieff, Céline «est un agent d'influence nazi». Autrement nous n'avons pas affaire à de la littérature ; Céline ne peut revendiquer pour ces textes le statut d'écrivain maudit qui allait si bien à Sade
Pourtant, rapprocher Céline de Sade nous dit quelque chose de Céline. Michel Onfray a eu raison de présenter Sade comme un auteur qui anticipait le XXe siècle dans son horreur, en évoquant l'identité entre l'univers sadien et l'univers concentrationnaire moderne. L'utopie est un monde fermé. Il est possible de développer la proposition d'Onfray: Sade est un écrivain de l'utopie du Mal, nous avertissant, à son insu et contre son sentiment, que toute utopie, fût-ce celle du Bien, peut tourner de la sorte. Le monde de Sade est, en lieu-clos (utopie), celui des bourreaux et des victimes, de la race des seigneurs et de celle des autres, faite pour subir tous les outrages, les humiliations, le dépeçage, les viols, les meurtres à n'en plus finir. Dans son chef-d'œuvre, Salo, Pasolini a su tirer parti de toute la force critique de Sade en le retournant sur lui-même contre lui-même.
Or, cet univers sadien et sadique, où tout est possible à la race des seigneurs, est celui dans lequel se vautrent les écrits antisémites de Céline. C'est l'univers que Céline justifie, précisément parce qu'il n'y a chez lui ni distance ni glaciation. Le Céline des années 37-44 se meut à l'intérieur de Sade, englobé par lui, il est l'un de ses personnages. Il est un salaud sadien. Si le rêve de Sade, son utopie du mal, peut, du fait de ce surplomb englobant (Sade écrit comme un réalisateur de cinéma, à la manière de Pasolini), être lu dans une distance critique, cette posture n'est pas possible avec les écrits antisémites de Céline. Pourquoi? Parce qu'ils sont directs, performants et performatifs, ils n'existent que pour agir immédiatement sur la réalité: sur Céline lui-même (la médiocrité illitéraire de ces textes montre qu'ils sont du soulagement, de la compensation pulsionnelle), et sur la réalité politique (participer efficacement à l'élimination des juifs).
Sade nous donne des leçons sur notre monde et sur Céline. Ses ouvrages sont de la littérature de haut niveau, le combat pour leur reconnaissance était justifié et nécessaire. Au contraire, les textes antisémites de Céline ne contiennent rien de littéraire, se limitant à n'être que du combustible pour des passions tristes. Reconnaître que ces livres ne sont pas de la littérature revient à rétablir une échelle d'évaluation, du supérieur et de l'inférieur dans les lettres. Si - passant outre le nihilisme égalisateur qui a la faveur des esprits aujourd'hui - la question de l'identité littéraire des écrits antisémites de Céline avait été posée sérieusement et publiquement, l'opinion éclairée n'en serait pas à se poser celle de la légitimité de leur publication.
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