Anna Politkovskaïa
La femme qui défiait Poutine
Publié le 12/10/2006 à 00:00
En Russie, Anna Politkovskaïa, 48 ans, était l'incarnation même de l'indépendance de la presse, un flambeau qu'elle portait haut dans le paysage «normalisé» des médias sous la coupe du Kremlin. Peu expansive, distante en public, réfrénant ses émotions, elle se concentrait sur elle-même et sa tâche - comme investie d'une mission personnelle de vérité. Le samedi 7 octobre, jour où Vladimir Poutine célébrait son 54e anniversaire, elle a été abattue vers 16 heures dans le hall de l'immeuble où elle vivait, rue Lesnaïa, au centre de Moscou. Equipé d'un pistolet muni d'un silencieux, son assassin l'a atteinte à la poitrine, à l'épaule, avant de l'achever d'une balle dans la tête. Il connaissait le code d'entrée, les faits et gestes de sa victime. Signe de crime commandité, il a abandonné son arme sur place. De l'aveu des enquêteurs, le meurtre était «prémédité et parfaitement planifié».
Née à New York, issue d'une famille de diplomates soviétiques, elle avait commencé sa carrière de journaliste à la rédaction des Izvestia avant de rejoindre le bihebdomadaire Novaïa Gazeta en 1999, l'année où Vladimir Poutine déclenchait en Tchétchénie la seconde offensive militaire depuis l'effondrement de l'URSS. Plus de cinquante fois, elle s'est rendue dans la république en guerre, où elle sera arrêtée en 2001 par le FSB (ex-KGB). Elle a subi, fusils pointés dans le dos, des simulacres d'exécution: «Pendant un mois, j'ai été saisie de panique chaque fois que je croisais des gens en uniforme.» Prenant le parti des civils et d'eux seuls, elle enquêtait sans relâche sur la torture et les meurtres, sur les enlèvements et la terreur permanente. Critique acerbe du «patriotisme néo-impérial et néosoviétique embrassé par Poutine et par toute la "verticale" du pouvoir», elle stigmatisait les dérives du régime. «La joie orgasmique d'être une puissance se nourrit de l'écrasement, de l'humiliation de l'autre, que l'on peut piétiner en toute impunité», disait-elle. En 2002, au péril de sa vie, elle tentait une médiation lors de la prise d'otages du théâtre Nord-Ost à Moscou. Elle réclamera justice pour les victimes gazées sur ordre du pouvoir, pour les conscrits morts à la suite des sévices subis au sein de leur régiment, pour les mères de Beslan, en deuil de leurs enfants délibérément sacrifiés durant l'assaut donné par les forces spéciales contre un commando tchétchène. Elle-même n'avait pu assister à la tragédie, hospitalisée à sa descente d'avion après avoir bu un thé toxique, qu'elle soupçonnait d'avoir été empoisonné.
A Novaïa Gazeta, parmi les défenseurs des droits de l'homme, dans les rangs clairsemés des opposants prodémocratiques de Poutine, le caractère politique du meurtre ne fait aucun doute. Les articles d'investigation qu'écrivait Anna Politkovskaïa lui ont valu nombre d'ennemis dans les rangs de l'armée et des services de renseignement fédéraux, sans oublier le ressentiment tenace du tortionnaire en chef de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, Premier ministre prorusse, nommé à ce poste par Vladimir Poutine. A maintes reprises, Anna Politkovskaïa a mis en cause ce personnage pour des atrocités, des détournements de fonds. Elle préparait un article, qui aurait dû être publié le 9 octobre, sur des kidnappings suivis de tortures impliquant personnellement Ramzan Kadyrov - qu'elle espérait voir un jour traduit en justice, tout autant que Poutine. En plus des témoignages qu'elle avait recueillis, Anna Politkovskaïa possédait des photos de corps suppliciés - ceux d'un Russe et d'un Tchétchène. En guise de «preuves», la police a emporté la totalité des papiers de la journaliste, y compris le disque dur de son ordinateur.
Les actionnaires de Novaïa Gazeta, dont l'ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, ont offert 25 millions de roubles, l'équivalent d'environ 735 000 euros, à quiconque pourrait fournir des informations permettant de retrouver ceux qui ont commandité, organisé et exécuté le meurtre. Au sein de la rédaction, deux pistes sont évoquées: soit Ramzan Kadyrov lui-même, soit ses ennemis, qui chercheraient à lui faire endosser le crime pour mieux ruiner son ascension. L'intéressé, qui célébrait ses 30 ans le 5 octobre, a désormais l'âge légal pour viser la présidence de Tchétchénie, ambition dont il ne fait pas mystère. Il a pris soin de déplorer officiellement le sort d'Anna Politkovskaïa.
Alors que les condamnations internationales affluent de toutes parts, exigeant des autorités une enquête «en profondeur», le Kremlin se mure dans le silence. Au lendemain du drame, Vladimir Poutine présidait une session du Conseil de sécurité russe. Il n'a pas eu un mot pour évoquer la mort de la journaliste. Il faudra attendre quarante-huit heures pour que la présidence publie un communiqué laconique. L'après-midi du 8 octobre, place Pouchkine, plusieurs centaines de manifestants, qui protestaient contre la «traque xénophobe» des Géorgiens et le «fascisme d'Etat», ont brandi des pancartes dénonçant le meurtre: «Le Kremlin a tué la liberté de parole. Poutine, tu répondras de tout.»
Depuis 2000, au moins une douzaine de journalistes russes ont péri par balles, sans compter ceux qui sont tabassés ou traînés devant les tribunaux, tel cet humoriste qui avait traité Poutine de «symbole phallique de la Russie», ou encore ceux qui se plient à l'autocensure, sous la pression du Kremlin. La Douma aux ordres a ratifié des lois antidémocratiques restreignant la liberté de la presse et les activités des ONG. La xénophobie s'accroît, les agressions racistes se multiplient. Le champ politique est un désert où le pouvoir règne en maître. Lucide, Anna Politkovskaïa ne voyait que trop clairement les dérives de l' «absolutisme poutinien» sur lesquelles les démocraties occidentales ferment les yeux. Elle l'a payé de sa vie.
DE OTROS MUNDOS
Anna Politkóvskaya escribía un artículo sobre torturas en Chechenia
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