Emmanuel Carrère |
L'homme Limonov selon Emmanuel Carrère
Tout à tour petite frappe, auteur branché et leader du Parti national-bolchevique, Edward Limonov a inspiré à Emmanuel Carrère un formidable récit.
Par Baptiste Liger,
Publié le 29/08/2011 à 15:00
On écrit parfois pour avoir d'autres vies que la sienne. Ainsi Emmanuel Carrère se décrit-il dans le prologue de son nouveau livre : "Je vis dans un pays tranquille et déclinant [...]. Né dans une famille bourgeoise du XVIe arrondissement, je suis devenu un bobo du Xe. Fils d'un cadre supérieur et d'une historienne de renom, j'écris des livres, des scénarios, et ma femme est journaliste. Mes parents ont une maison de vacances sur l'île de Ré, j'aimerais en acheter une dans le Gard [...]. On ne peut pas dire que la vie m'a entraîné très loin de mes bases." Il est vrai qu'en comparaison avec celle d'Edward (ou Edouard, c'est selon) Limonov, l'existence de l'auteur d'Un roman russeet de L'adversaire semble plutôt pâlotte : "Voyou en Ukraine ; idole de l'underground soviétique ; clochard, puis valet de chambre d'un milliardaire à Manhattan ; écrivain à la mode à Paris ; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant, dans l'immense bordel de l'après-communisme, vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados." Et Dieu sait qu'on pourrait ajouter d'autres panoplies à ce résumé (ouvrier métallurgiste, notamment) après la lecture de Limonov, personnage bien réel ayant vécu mille vies, tout droit sorti d'un grand roman russe. D'ailleurs, le titre, Limonov, n'est pas sans rappeler Oblomov. "J'y ai évidemment pensé, même si ces deux destins sont très différents, souligne Emmanuel Carrère. Au départ, j'étais parti sur l'intitulé Un héros de notre temps, pour reprendre le titre du classique de Lermontov." Mais s'agit-il vraiment d'un "héros" ? Représente-t-il vraiment "notre temps" ?
Certains lecteurs se souviennent peut-être du passage en France d'Edward Limonov dans les années 1980 et, surtout, de ses livres qui lui valurent une étiquette d'infréquentable chic - citons Le poète russe préfère les grands nègres ou le fameux Journal d'un raté. C'est à cette époque qu'Emmanuel Carrère, alors jeune intello malingre à lunettes, rencontra pour la première fois cette ancienne petite frappe. "Il exerçait sur moi une vraie fascination. Le type qui a bourlingué, vécu tant d'expériences, n'a pas froid aux yeux et n'est pas empêtré dans des contradictions. Au fond, c'était peut-être ça, la vraie vie." L'écrivain français n'imaginait pas que cette connaissance d'alors allait devenir vingt ans plus tard l'un des pontes du Parti national-bolchevique (et ses "nazbols") - en compagnie du champion d'échecs Garry Kasparov et de l'ancien Premier ministre Mikhaïl Kassianov. Condamné à quatorze ans de prison en 2001 pour trafic d'armes et tentative d'un coup d'Etat au Kazakhstan (même s'il ne fut, finalement, incarcéré que deux ans), Limonov devint un symbole de la résistance au régime poutinien, ce qui lui valut l'admiration, entre autres, de la journaliste Anna Politkovskaïa.
Des faits véridiques dans une mise en scène libre
C'est ainsi qu'en janvier 2008 Emmanuel Carrère fit paraître un long reportage sur cet insaisissable individu dans la revue XXI. "Rapidement, je me suis dit qu'il fallait approfondir le sujet. En revoyant Edward Limonov, j'étais surtout intrigué. Avec moi, il s'est montré très froid - rétrospectivement, ça me plaît assez. Il faut comprendre : pendant quinze jours, il retrouve une vague connaissance devenue un écrivain ayant une petite notoriété. Beaucoup d'autres se seraient montrés sous leur meilleur jour. Pas lui." C'est ainsi qu'Emmanuel Carrère se (re)plongea dans les oeuvres complètes de Limonov - tant en français qu'en russe -, sans compter les nombreuses lectures annexes. Il rencontra aussi de nombreuses personnes et s'aperçut que, au-delà du portrait d'un quidam exceptionnel, il y avait là matière pour un hypothétique grand livre ambitieux. "J'ai pourtant bloqué un jour, découvrant le film dans lequel il tire sur Sarajevo. Non pas parce que c'est criminel, mais parce que Limonov m'a paru soudain grotesque. Pourquoi étais-je en train de perdre mon temps sur ce petit bonhomme ?" Emmanuel Carrère laissa alors tomber ce projet et écrivit, très vite, D'autres vies que la mienne - bien lui en prit, au vu du succès de ce livre. "J'ai alors remis le nez dans les 300 pages de mon manuscrit infirme, et je me suis aperçu que c'était virtuellement intéressant." Comment Limonov, sorte de Forrest Gump "rouge-brun", a-t-il été capable de se trouver à des endroits aussi névralgiques de notre ère ? Dire qu'il croit avoir eu, selon ses propres mots - peut-être par coquetterie, aussi -, une "vie de merde"... On tient là l'une des grandes qualités de ces cinq cents pages sidérantes, au ton toujours juste, qui, à partir d'une histoire assez obscure, revisitent tout un pan d'histoire contemporaine, avec des personnages hauts en couleur ("plus d'une centaine", a comptabilisé Carrère). Et ce sans jamais tomber dans la littérature musée Grévin.
Mais, au fond, Limonov est-il un "roman" ? "J'ai une réticence à utiliser ce mot, explique l'auteur. La définition du roman parle de fiction. Or, tous les événements rapportés sont véridiques, même si je garde une liberté dans la mise en scène. Et il y a aussi tout ce qui relève de l'inexactitude involontaire..." Ancien critique de cinéma, Carrère parle plutôt d'équivalent littéraire du biopic, à l'image du Carlos d'Olivier Assayas. "J'ai choisi le parti pris de me fier au témoignage et aux livres de Limonov : aussi étrange que cela puisse paraître, c'est quelqu'un de fiable. Il a beaucoup de défauts, mais il n'est pas menteur, n'a aucun surmoi et n'a honte de rien..."
Au-delà de l'abondance d'anecdotes parfois (enfin, souvent) édifiantes, Limonov doit aussi beaucoup de sa force, inouïe, à l'autoportrait en creux - et assez masochiste - d'Emmanuel Carrère. "Je n'arrive pas à concevoir un livre tel que celui-ci sans apparaître dedans, et ça n'a rien à voir avec une affaire de narcissisme. C'est la vieille question soixante-huitarde : "D'où tu parles, toi ?" Et c'est à travers ma relation à Limonov que se révèle le véritable sujet du livre : ça veut dire quoi, être un homme ? Certes, j'espère que ce livre plaira, mais, surtout, je souhaite vraiment qu'il fasse redécouvrir l'écrivain et son oeuvre, formidable." Il n'en fallait pas plus pour que Le Dilettante réédite cinq nouvelles croustillantes, écrites entre 1986 et 1991, sous le titre explicite de Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo. On y découvre Limonov arnaqueur ou arnaqué, tour à tour invité grincheux d'un salon littéraire niçois portant tant bien que mal le smoking, écrivain fauché - malgré ses traductions dans le monde entier - dans une supérette parisienne, dragueur en pleine virée éthylique à New York ou en prolo gréviste dans la région de Kharkov. Son art du croquis y fait merveille, son ton ravageur aussi, et il se révèle, à travers ces courts textes furieusement efficaces, un "moraliste" malgré lui lorsqu'il nous interpelle : "Ta vie te semble morne, lecteur ? Un instant, et tu vas comprendre à quel point tu peux passer près de la guerre, de la mort et de la destruction. Et à quel point tu es impuissant.
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