Two women embracing Egon Schiele |
Le petit péché du bon Dieu
La Colombie des Lettres était naguère le territoire du réalisme magique, de la réalité transfigurée par la fable et les mythes. Alors régnaient en maîtres Gabriel García Márquez et Álvaro Mutis, et l’on se laissait séduire par les destins aussi dramatiques que grandioses d’Aureliano Buendía et de Maqroll El Gaviero. Là-dessus est passé le rouleau compresseur de la guérilla des FARC et de ceux qui, censés la combattre, commettraient des crimes et des exactions encore plus immondes, les « paramilitaires ». Sur ce sujet les romans de Héctor Abad (L’oubli que nous serons et La secrète) ou de Fernando Vallejo (La vierge des tueurs) nous ont tout appris. Depuis un an, un accord historique a mis fin à un demi-siècle de terrorisme et d’effroi. Le temps semble venu d’une postmodernité, et voilà ce jeune homme d’Octavio Escobar Giraldo, dont le patronyme n’a aucun lien avec le plus célèbre narcotrafiquant de Medellín, qui nous raconte une histoire Après et avant Dieu. Et redistribue les cartes ou les billes.
Octavio Escobar Giraldo, Après et avant Dieu. Trad. de l’espagnol (Colombie) par Anne Proenza. Actes Sud, 192 p., 19,80 €
Dans cette ville de Manizales, sur ces hauteurs de la cordillère colombienne à plus de 2 000 mètres d’altitude, si près du Ciel, d’un bleu si pur, Dieu est partout, dans l’espace et le temps, il est avant, il est après, et vice versa dans son infinie temporalité. Il est ce paysage grandiose des monts d’Antioquia qui entoure la narratrice du roman : « Je me mis debout et j’ouvris la fenêtre. Les rayons du soleil traversaient la masse nuageuse à travers une fine brèche, produisant une concentration de lumière qui se divisait en deux faisceaux très intenses. Mon père appelait cet effet “les bras de Dieu”. C’était un commentaire idiot pour expliquer un phénomène atmosphérique qui ne pouvait abriter un mystère aussi grand. Dieu est la grande énigme et la grande réalité de ma vie. »
Octavio Escobar |
Et donc Dieu imprègne les pages de ce récit où, des Psaumes de David aux Épîtres de saint Paul, Sa Parole est invoquée aux différents épisodes, comme un secours ou un réconfort. Mais c’est une imposture. Car que peut l’Immaculée Conception pour cette vierge folle qu’est la narratrice ? Et quelle réponse à la souffrance peut apporter saint Sébastien au sourire béat malgré les flèches qui le transpercent ? Tout débute par une dispute entre une mère irascible et dominatrice et sa fille, que l’on appelle « Docteure » parce qu’elle a fait des études : dans le désordre des coups et la fureur maternelle, la narratrice frappe de trois coups de couteau sa génitrice, qui s’étouffe dans son sang et perd la vie, tandis que la fille éplorée tâche de lui restituer une image acceptable, en la couchant dans son lit, en nettoyant ses plaies, en agissant en bonne chrétienne. Pourtant, dans la tonalité d’humour noir où baigne ce récit, elle est marquée par ce poids aussi délicieux que délictueux du péché : « J’ai toujours été impressionnée, nous confie-t-elle, par l’intensité et la splendeur du péché, l’exquise agonie, la profonde attraction qu’il exerce sur la nature humaine ». Pour l’aider à la toilette mortuaire, une jeune et belle Indienne, aux formes des plus appétissantes et d’ailleurs lesbienne, amoureuse en secret de la narratrice, irrésistible avec sa petite moustache et son gros sourcil, sur qui bientôt se lèvera le voile, et voilà les deux femmes, devenues inséparables après s’être « exprimées », selon ce verbe aussi pudique que pervers, ou ironique, qu’utilise la narratrice dans sa confession.
Ce récit, en effet, n’est qu’une confession, et des péchés il y en a, à commencer par le plus terrible de tous : le crime matricide. Mais celle qui se confesse sait aussi s’absoudre, car elle a pour ce faire de solides arguments : « Ce n’est pas pour rien que saint Paul a écrit aux Romains : vouloir le bien est à ma portée, mais non le pouvoir de l’accomplir. Car je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas. Mais Dieu est patient et bon et il connaît mes faiblesses. »
La criminelle a le visage de l’innocence. L’exergue d’Alejandra Pizarnik le recommande : « Et surtout regarder avec innocence /Comme s’il ne se passait rien ». La voilà partie avec sa comparse à travers les routes colombiennes, en quête d’un refuge. Le récit a toutes les couleurs d’un road movie et pourrait faire penser à quelque Thelma et Louise, si l’auteur ne citait justement ce film pour le soustraire à notre impertinence. On retrouvera donc nos fugueuses dans la baraque isolée d’un certain Rommel, nostalgique du nazisme, qui se fait photographier nu « avec l’étiquette “Dieu” qui cachait son pubis ». Mais la famille, alertée par l’abominable forfait, retrouvera les fugitives, et pour sauver son honneur, liquidera la pauvre Indienne, accusée d’avoir tout manigancé et de séquestrer la narratrice : « Elle sera la coupable et toi la martyre », lui dit son oncle (qui, au demeurant, est son père véritable). Au pays des enlèvements et du terrorisme, cela est des plus plausible. La fille meurtrière de sa mère sera, en fait, enfermée et isolée dans un lieu secret par son oncle qui entend ainsi la soustraire aux journalistes, aux curieux, au scandale. Mais, comme Dieu est grand et sait entendre l’âme pieuse et pécheresse, dans cet univers où l’hypocrisie triomphe, elle sera libérée par l’homme de confiance de son oncle, qui trucide ce dernier, s’empare d’un énorme paquet de dollars, par chance indûment acquis par le riche industriel, et libère la fille qu’il lâche à la frontière du Venezuela, où elle saura bien se débrouiller toute seule.
Ressassant cette phrase qui est comme un viatique : « Amour de Dieu. Après et avant Dieu. Infini. » Et voilà que nous nous perdons dans cette infinitude, car, aux deux tiers du récit, et alors que la narratrice trouve enfin une main secourable qui la délivre de son enfer et l’amène aux frontières d’un pays où noyer son forfait, l’auteur, Octavio, avec un humour qu’on pourrait qualifier de noir s’il n’était noir et blanc, s’ingénie à nous faire souhaiter le succès et la délivrance de la criminelle et sa définitive impunité. Oui, nous finirons par aimer cette femme qui a fui le crime sans porter au front l’opprobre caïnique, malgré son « hirsutisme », et par souhaiter de tout notre cœur son salut. Car enfin, nous dirons-nous pour nous absoudre à notre tour : comment ne pas souhaiter le salut de qui vient d’échapper à l’enfer colombien ? Dans ce sens, le récit, totalement cathartique, nous ramène à la paix d’un des plus beaux pays du monde et, sinon à la béatitude, à la sérénité. Avec, dans les oreilles, la magnifique phrase qui referme ce livre envoûtant : « Le ciel est couvert, trouble comme dans les tableaux du Greco, les nuages sont fracturés, parés d’étranges couleurs. Mais j’ai mes émeraudes avec moi ; je sais que les anges ne sont pas loin. »
À mi-chemin entre Les ailes du désir et Les anges aux figures sales, ce roman se lit en se pinçant, ou d’horreur ou de rire.
Journal de la littérature, des idées et des arts
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