jeudi 25 janvier 2018

Saint-Pétersbourg / Octobre 1878, la nuit blanche de Dostoïevski



Saint-Pétersbourg: octobre 1878, la nuit blanche de Dostoïevski

WEBSÉRIE 4/9 - Aliocha… L'auteur de Crime et Châtiment pleure la mort de son enfant, emporté par une crise d'épilepsie. Face aux ténèbres, Dieu est son seul secours.
Octobre 1878. Debout devant la fenêtre de son cabinet de travail, Fiodor Mikhaïlovitch regarde les coupoles de l'église Notre-Dame-de-Vladimir où fut célébré en 1828 l'office des morts pour la nourrice de Pouchkine. Alexandre pleurait sa niania. Elle l'avait aimé bien plus que sa propre mère qui le trouvait laid avec ses cheveux trop frisés et son teint mat. Pourquoi penser à Pouchkine? Quelle consolation Dostoïevski cherche-t-il dans cette évocation? Alexandre Sergueïevitch fut un être solaire, implanté par miracle sur le sol russe. Alexis, le fils de Dostoïevski, ressemblait à un ange. Il est mort il y a cinq mois d'une crise d'épilepsie. Aliocha n'avait que trois ans, mais il avait hérité du mal de son père. L'écrivain se sent toujours coupable.
Dostoïevski allume une cigarette, passe sa veste défraîchie et sort. Il veut aller prier devant l'iconostase de Notre-Dame-de-Vladimir, puis parcourir la ville que Pouchkine aimait tant mais que lui-même n'est jamais parvenu à chérir. Fiodor n'avait que quinze ans lorsqu'il est arrivé à Saint-Pétersbourg pour intégrer l'école supérieure d'élèves officiers du génie. Elle était installée dans le château Saint-Michel que le tsar Paul Ier avait fait construire et où il avait été assassiné. Son fils Alexandre faisait partie du complot, mais nul ne sait s'il avait consenti à la mort de son père ou bien s'il avait eu la légèreté de croire que le souverain accepterait de signer son abdication.
Fiodor s'est agenouillé devant les icônes. Il se signe tandis que des larmes inondent son visage parcheminé. Il se souvient de son arrestation pour avoir fréquenté le cercle de Petrachevski, qui réunissait tous les vendredis libéraux et fouriéristes. Condamné à mort puis gracié quelques minutes seulement avant l'exécution, Dostoïevski a trouvé la foi au bagne. Elle est depuis chevillée à son âme. La mort d'Aliocha l'a fait vaciller et Fiodor demande au Seigneur de ne pas l'abandonner aux ténèbres.

Dostoïevski reprend le même chemin pour regagner son appartement, son bureau, ses feuillets... Il écrit l'histoire des frères Karamazov. Le plus jeune s'appelle Aliocha. Comme son fils.
Irina de Chikoff

Plus d'une fois, il en a senti l'emprise. Quand il partait jouer comme un fou à la roulette et rentrait chez lui, les yeux ivres. Quand il ne parvenait pas à échapper à ses créditeurs et méditait un crime. Quand son frère aîné et sa première épouse sont morts en 1864. Quand en 1869 Serge Netchaïev, membre de l'organisation terroriste Narodnaïa Volia, a assassiné un étudiant pour insubordination. Dostoïevski, qui se trouvait à Dresde, a compris la portée tragique de ce meurtre. Le temps des Démons - il travaillait déjà à ce roman - s'ouvrait, tel un abîme, devant la Russie. Un jour, le pays tout entier s'y engloutirait. Les deux premières parties des Démons ont paru en feuilleton dans Le Messager russe avant son retour à Saint-Pétersbourg au mois de juillet 1871. Le succès a été foudroyant et Dostoïevski passe depuis pour un voyant, un prophète.
En sortant de Notre-Dame-de-Vladimir, Fiodor longe la Fontanka puis rejoint la perspective Nevski. Il hait les somptueux hôtels particuliers, les restaurants, les magasins de luxe qui la bordent et qui sont une offense à tous les humiliés des faubourgs populeux. Comme toujours, une force inconnue l'attire vers la place du Sénat où les nouveaux temps des troubles ont commencé par le soulèvement des décembristes. Le sang a coulé. Les mutins ont été arrêtés, déportés ou exécutés. Leurs idées ont cependant continué à cheminer. Malgré les réformes engagées sous le règne d'Alexandre II, elles se sont radicalisées jusqu'au nihilisme.
Dostoïevski s'est arrêté devant Le Cavalier de bronze. La statue équestre de Pierre est nimbée d'une légère brume qui monte de la Neva. Pour Fiodor, le créateur de Saint-Pétersbourg est le premier des nihilistes. Car il a rabaissé l'Église orthodoxe qui était le principal rempart de l'esprit national russe. Il a également creusé un fossé entre le peuple et les gens de culture qui se sont tournés vers l'Occident. Pour l'imiter. Et courir à leur propre perte.
Dostoïevski reprend le même chemin pour regagner son appartement, son bureau, ses feuillets épars sur sa table. Il écrit l'histoire des quatre frères Karamazov. Le plus jeune s'appelle Aliocha. Comme son fils. Mais avant de se remettre au travail, Fiodor a décidé de se rendre au monastère d'Optina. Pour y rencontrer le père Ambroise qui passe pour un saint homme. Lui confier sa peine. Lui demander son aide. Ses prières. Non seulement pour lui. Mais pour toute la Russie. Elle lui paraît promise au martyre.


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