Lucia Berlin, à Acapulco, Mexico, 1962. Photo Buddy Berlin. |
LA NOUVELLE VIE DE LUCIA BERLIN
Par Claire Devarrieux
13 janvier 2017 à 18:46
On attribue à Hemingway la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature américaine : «A vendre, chaussures d’enfant, jamais portées.» Même si elle n’est pas de lui, elle est parfaite. La narratrice de «Lavomatic Angel’s», pendant que les machines tournent, regarde autour d’elle les affichettes, dont celle-ci : «Berceau neuf jamais utilisé. Bébé mort.» C’est la nouvelle qui ouvre Manuel à l’usage des femmes de ménage. Le bébé mort est de trop. «Ne nous montrez pas le cadavre,peut-on lire à l’autre bout du recueil. Ne nous l’annoncez pas. Concluez la nouvelle en sorte que le lecteur le déduise de lui-même.» Cette nouvelle-là, «Ici, c’est samedi», se passe en prison, où une mère de famille anime un atelier d’écriture. Enfin, mère de famille, façon de parler. Elle dit juste qu’elle a quatre fils. Comme l’auteur, Lucia Berlin - la révélation éditoriale de notre hiver 2017. Deuxième point commun avec Lucia Berlin, l’enseignante a été alcoolique, et a cessé de boire. Elle n’hésite pas à en parler.
Exceptionnellement, le point de vue dans «Ici, c’est samedi», est celui d’un homme, un Blanc, genre vieux hippie entre deux crises de delirium tremens. Il a du mal à manier l’ellipse recommandée par la prof. Laquelle a un chouchou parmi les détenus à qui elle apprend à écrire, un génie divinement beau, connu sous le nom de CD. Il ne bronche pas sous sa couverture le jour où elle monte dans sa cellule lui dire au revoir. Chute : «Et je viens encore de me planter, en parlant explicitement du cadavre, en vous disant qu’ils ont tué CD le jour de sa sortie.» L’autre leçon de l’atelier, adressée à un jeune coq qui se vantait d’avoir écrit des âneries, était : «En vérité, on peut mentir et dire quand même la vérité. Cette histoire est bonne et elle sonne vrai, qu’importe d’où elle vient.»
Echelons.
Et maintenant, comment raconter l’histoire de l’Américaine Lucia Berlin ? Elle est née le 12 novembre 1936 en Alaska - son père travaille sur les sites miniers, la famille déménage souvent -, elle a commencé à publier ses nouvelles dans les années 70, de manière confidentielle, puis le cercle de ses lecteurs s’est un peu élargi. Black Sparrow a édité trois recueils d’elle dans les années 90, qui regroupaient une partie des précédents. Le couronnement de sa carrière a lieu en 2015, quand une anthologie conçue par un de ses amis écrivains, Stephen Emerson, paraît sous le titre Manuel à l’usage des femmes de ménage (c’était le titre de son tout premier livre) avec une introduction de la romancière Lydia Davis. Très vite, Manuel se retrouve sur la liste des meilleures ventes du New York Times.
«A priori on pourrait penser que je suis très modeste - l’argent, la renommée, avoir des critiques dans le New York Times, tout cela m’est égal. Mais j’adore l’idée qu’on me lira encore dans longtemps.» Lucia Berlin le dit dans un entretien enregistré en 1996 par deux de ses étudiants, resté inédit et mis en ligne vingt ans plus tard. Elle est devenue célèbre en 2015 sans le savoir. Elle est morte à 68 ans, le 12 novembre 2004, en Californie, où elle avait rejoint ses fils. Dix ans auparavant, et après avoir fait tous les métiers qu’elle décline dans Manuel à l’usage des femmes de ménage, elle avait été recrutée par l’université de Boulder, Colorado. Là, elle allait gravir prestement les échelons d’une carrière qu’elle aurait pu avoir si le mariage (trois divorces, de trois artistes, entre 1957 et 1968) et la maternité (dès 19 ans) ne l’avaient mise sur un chemin différent. Pas question de s’en plaindre : «Tout le bien et le mal qui m’est arrivé dans la vie était prévisible et inéluctable, surtout les choix et les actes qui devaient me mener à la solitude totale qui est la mienne», écrit-elle dans «l’Instinct du nid», période Boulder, alors qu’elle vit reliée en permanence à un réservoir d’oxygène.
Dans une des nouvelles de la fin, «Mijito», où elle s’essaie à adopter deux points de vue pour raconter la même histoire, une infirmière reçoit une jeune Mexicaine, perdue, et qui ne parle pas anglais, avec son bébé malade. «Elle a cet air désespéré des femmes battues. Dieu me pardonne, car je suis une femme, moi aussi, mais quand j’en vois une avec cette tête-là, j’ai envie de la claquer.» Lucia Berlin n’aime pas les victimes, cela n’empêche pas la compassion. Assistante, secrétaire médicale ou infirmière, donc, celles qui naviguent dans l’univers des soins - et qui forcément lui ressemblent - font preuve d’une tendresse inégalable envers les vieux, les mourants, les estropiés, les monstres ou les merveilles de la nature : «J’aime bien travailler aux urgences - c’est là qu’on rencontre les hommes, de toute façon. Les vrais, les héros. Combattants du feu et jockeys. Les jockeys nous donnent de splendides radios.» («Mon Jockey»).
La postface de Stephen Emerson évoque la vie de bohème et les mobil-homes de Lucia Berlin, le cadre «où s’est déroulée une bonne partie de sa vie adulte». Il ajoute, entre parenthèses, «sans jamais qu’elle se départe de ses bonnes manières». En toute circonstance, les personnages conservent humour et dignité. Le mauvais goût, quand il s’exerce, est éclatant. Ainsi, dans «Une liaison», la timidité du Dr B., aux mains tremblantes. «Toujours quand il signait des chèques ou réalisait des frottis.» Assis sur un tabouret, «les yeux au niveau du vagin, avec sa lampe frontale», le Dr B. manie l’écouvillon, «qui était devenu un métronome fou pointé vers ma lame de verre en attente. Comme je buvais encore à l’époque, ma propre main, celle tenant la lame, tremblait sensiblement en tâchant de se rapprocher de la sienne. Mais de haut en bas. Alors que la sienne, c’était latéralement».
Carlotta se fait soigner à l’hôpital du comté («Sa Première Désintox»). Elle y passe «de bons moments». «Les hommes étaient d’une galanterie gauche à son égard. Elle était la seule femme, jolie, n’avait pas "l’air d’une poivrote". Ses yeux gris n’étaient pas troubles, elle riait facilement. Elle avait agrémenté son pyjama noir et blanc d’un foulard rose vif.» Dans «Ingérable», le manque de l’alcool la pousse (elle, à savoir une autre Carlotta, ou Lucia) à se rendre à pied à l’aube au seul débit de boissons ouvert. «Son fils Nick avait dû lui confisquer son portefeuille et ses clés de voiture. Impossible d’aller les chercher dans la chambre des enfants sans les réveiller.» Munie de sa vodka réparatrice, elle sera rentrée à temps pour préparer leur petit-déjeuner après avoir avalé le vin tiède qu’un vieux Noir secourable lui a versé dans le gosier.
Fétiche.
La famille maternelle de Lucia Berlin était raciste, et alcoolique. Le père venait de Nouvelle-Angleterre. Il y a une période d’opulence au Chili après 1945. A Santiago, c’est plus facile pour la jeune Lucia que dans le Texas, à El Paso, où elle vivait chez ses grands-parents avec sa mère et sa sœur, pendant que son père était parti à la guerre. Ambiance : deux alcooliques odieux (la mère et le grand-père dentiste), un alcoolique protecteur (oncle John), et une grand-mère qui n’aime que la sœur de Lucia.
Quand la petite sœur se mourra d’un cancer au Mexique, au début des années 90, Lucia Berlin quittera tout pour s’occuper d’elle. Elle-même aura un cancer du sein, mais elle souffre d’autre chose dès son enfance : une scoliose. «Corset pesant sur mon dos tordu.» A l’école, partout où elle passe, l’enfant cherche à se faire aimer, à «s’intégrer». Elle est trop grande, trop mal fagotée (afin de dissimuler le corset). Elle n’a évidemment pas le droit de jouer dans la rue. Beaucoup de nouvelles reviennent sur l’ambiance à El Paso, sur la mère imprévisible, snob et méchante, sur l’oncle, sur le grand-père diabolique et libidineux. Et les femmes de ménage dont ce livre est censé être le Manuel ? La nouvelle éponyme dispense quelques conseils : ne pas voler la monnaie disposée à cet effet par les patronnes ; ne pas travailler pour des amies ; doser efficacité et maladresse. «La plupart des Américaines sont très gênées d’avoir des domestiques. Elles ne savent pas quoi faire pendant qu’on est là. Mme Burke fait des trucs comme revérifier sa liste de cartes de vœux pour Noël ou repasser les papiers cadeaux de l’an dernier. En août.» Outre qu’elle a perdu l’homme qu’elle aime, car il est mort, la narratrice a un problème : «Je ne suis pas facilement acceptée par les aînées. Et ce n’est pas aisé de décrocher des boulots dans ce créneau, parce que je suis "instruite".» «Deuil», l’autre nouvelle sur le même job, commence ainsi : «J’adore les maisons, tout ce qu’elles me racontent, voilà entre autres pourquoi ça ne m’ennuie pas d’être femme de ménage. C’est comme lire un livre.»
Chaque lecteur aura sa nouvelle fétiche. Personnellement, c’est «Morsures de tigre». La narratrice, Lou (elles s’appellent souvent Lou, ou Lu), revient pour Noël à El Paso, où l’attend sa cousine Bella Lynn dans une Cadillac bleu ciel décapotable. Lou est avec Ben, 10 mois, et elle est enceinte. Bella Lynn prend l’affaire en main. D’abord, installation dans un palace. On n’a pas le droit d’avorter au Texas, mais elle connaît un endroit au Mexique. Lou se retrouve parmi vingt Américaines malades de honte, dans une clinique sinistre. Mais elle ne veut plus avorter. Après avoir trouvé le moyen, en passant, d’être sensible au charme du médecin, elle l’aide à calmer une fille qui meurt de peur, et qu’elle reverra, la nuit, dans une mare de sang, coincée derrière la porte des toilettes. Lucia Berlin ne craint jamais de décrire le sang quand il coule.
Puis Lou repart en sens inverse pour rejoindre Bella Lynn et le petit Ben à l’hôtel. Le détail glacial des outils de gynécologie, le soleil, le rire, l’argent, la misère, l’extrême jeunesse et l’effroi : cocktail inouï, proposé avec naturel. Bella Lynn pourrait être mécontente que l’avortement, cher payé, n’ait pas eu lieu. Mais ce n’est pas son genre. «Voyons, Lou, pourquoi je te gronderais ? Tu peux n’en faire qu’à ta tête, ça m’ira toujours. Tout ce que je veux savoir, c’est : et maintenant ? Tequila Sunrise ? Resto ? Shopping ?»
Lucia Berlin n’avait pas de théorie : «J’écris ce que je ressens comme étant vrai. Emotionnellement vrai. Alors le rythme suit.» Pourquoi écrivait-elle ? Entretien de 1996 : «C’est une joie de le faire. Un endroit où aller. L’endroit où je suis le plus honnêtement moi-même. Quand j’ai commencé à écrire, j’étais seule. Mon premier mari m’avait quittée, je voulais rentrer chez moi, mes parents m’avaient reniée. J’écrivais pour rentrer chez moi. C’était comme aller là où je serais en sécurité.» Plus loin, elle précise : «J’écris pour fixer une réalité. En fait, j’ai écrit beaucoup d’histoires que je ne peux pas publier parce qu’elles pourraient heurter autrui ou embarrasser mes fils. J’écris d’abord pour fixer un moment ou un événement. Ce n’est pas thérapeutique, c’est pour obtenir davantage de clarté, de clarté émotionnelle. Afin de voir ce que j’ai réellement ressenti.» Lucia Berlin a vécu auprès de jeunes poètes, comme Edward Dorn et Robert Creeley. Celui qui l’a profondément influencée ? William Carlos Williams, l’auteur de Paterson, parce qu’il écrivait, avec clarté, avec simplicité, sur «la vie réelle».
«Tendresse».
Lors d’une cérémonie après la mort de Lucia Berlin, son fils aîné, Mark, a pris la parole. «Jeune mère, elle nous a trimballés dans les rues de New York : pour aller dans les musées, rencontrer d’autres écrivains, voir une imprimerie en action et des peintres au travail, écouter du jazz. Et puis tout d’un coup, on était à Acapulco, à Albuquerque.» Ils déménageaient tous les neuf mois, «mais la maison c’était elle, sa voix, sa tendresse. […] Les médecins lui avaient dit quand elle avait 14 ans qu’elle n’aurait jamais d’enfant et ne dépasserait pas la trentaine. Elle a eu quatre fils, et on était le diable à élever. Mais elle l’a fait. Et bien. […] Il y a eu des moments durs. Dangereux, même. Maman était là à se demander pourquoi personne ne venait emmener les gosses quand c’était vraiment pénible pour elle. Je ne sais pas. On s’en sortait». (1)
Pas de meilleur guide pour Manuel à l’usage des femmes de ménage que ces mots de Mark : «Ma mère écrivait des histoires vraies, pas forcément autobiographiques, mais pas non plus très éloignées de la vérité. Nos histoires familiales, nos souvenirs, ont été lentement refondus, embellis et révisés au point que je ne sais plus très bien ce qui s’est réellement passé à l’époque. Lucia disait que ça n’avait pas d’importance : l’important, c’est l’histoire.»
(1) A lire en intégralité et en version originale sur www.tomraworth.com.
Lucia Berlin Manuel à l’usage des femmes de ménage
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Malfoy. Grasset, 558 pp., 23 €.
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